I’m beat...

... à une inconnue

Caninus Emotionnus

Mon chien, ce curieux mélange de griffon et de fox terrier si affectueux, aux yeux marrons et dont le pelage noir et long rendait folle les chiennes du quartier où nous habitions lui et moi, était tranquillement couché dans son panier, plongé dans la lecture attentive du magazine "Voici", clignant des yeux chaque fois qu'il en tournait une page, lorsque je lui demandais ce qu'il pouvait bien trouver d'intéressant dans le contenu de ce ramassis d'inepties. J'avais lancé cette phrase pour moi-même, étant certain que l'attitude qu'il adoptait, ses deux pattes avant soutenant la couverture de chaque partie de l'hebdomadaire à hauteur de ses yeux ainsi que l'air concentré qui se lisait sur son museau n'était qu'un jeu canin - une singulière aptitude à singer mon comportement d'humain - lorsque, d'une voix hésitante, je l'entendis me répondre:

- C'est vrai, tu as raison c'est un très mauvais magazine mais ça me change des romans d'espionnage...

J'avoue qu'entendre ce griffon, à peine âgé de quatre ans, s'exprimer dans mon langage me plongea dans une profonde stupeur et je dus fermer mes yeux afin de ne pas m'évanouir. Une bonne dizaine de minutes se passa sans qu'aucun son ne sorte de ma bouche et que je puisse regarder à nouveau la réalité en face sans ressentir un sentiment de panique naître dans mon esprit. J'ouvrais lentement les yeux et observais mon chien, toujours couché dans son panier, tenant son magazine d'une patte. Il me fit un clin d’œil et me dit alors :

- Ça va mieux ? Sacré choc hein ?

- Comme tu dis. Lui répondis-je, toujours un peu incrédule.

- Tu pensais que j’étais comme tous ces chiens qui se baladent au bout d'une laisse en suivant doucement Mémère, un animal idiot de plus, et te voila réduit à revoir à la hausse ton jugement à mon égard Il faudra faire avec.

- Si j'avais su que tu étais lettré je t'aurais appelé Platon ou Ulysse lui dis-je en tentant de placer une plaisanterie qui détendrait l'atmosphère.

- J'aurais préféré Minos ou Hadès, pour certaines raisons personnelles que je ne préfère pas expliquer.

- Où as tu apprit à lire et à parler ? lui demandais je alors de but en blanc.

- C'est ma mère qui m'a tout apprit, je lui dois tout, me répondit-il fièrement.

- Vous êtes nombreux à posséder ce genre de don? hasardais-je prudemment tout en m'imaginant ce qu'il adviendrait du monde si les chiens se mettaient un jour à vouloir un autre destin que celui que nous leurs infligeons depuis des millénaires. Je pensais: " Qu'adviendrait-il de nous, si nous devions avoir à lutter contre une horde de dogues allemands sadiques bien décidés à exterminer l'homme de la surface de la planète par exemple ?"

- A ma connaissance, seul ma mère et moi-même, mais le monde est grand, dit-il, en se grattant le ventre à l'aide de sa patte avant libre et je ne serais pas surpris de trouver d'autre compatriotes parlant l'anglais ou l'espagnol par exemple. Après tout, si j'ai réussi à apprendre, pourquoi pas d'autres ?

- Pour une nouvelle ! Ça c'est une nouvelle ! M'exclamais je.

- Eh oui, te voici promu au rang de maître d'un chien parlant. Chienne de vie non ?

Je ris alors à gorge déployée et lui affirmais que c'était bien la plus extraordinaire découverte de toute ma vie. Puis je m'empressais de lui faire part de mon intention de prévenir les médias. Ce à quoi il me répondit:

- Samedi dernier, alors que tu étais parti assister à ce fameux concert (j'avais en effet assisté à un concert de rythme ans blues donné dans une cabane en bois placée dans la cour d'un ancien abattoir, le samedi dans la soirée), j'ai profité de ton absence pour regarder la télé.

- Eh alors ? lui répondis je sans comprendre où il voulait en venir.

- je suis tombé sur un film très intéressant, E T, l'extra-terrestre, tu l'as déjà vu ?

- Bien sur c'est un film très émouvant, répondis je.

- Te souviens tu de ce qui se produit lorsque des gens découvrent l'existence de E T ? me dit-il d'une voix inquiète à son tour.

Je fis un effort de mémoire et soudain certaines scènes du film se mirent à défiler dans mon esprit. Je saisis alors ce que mon chien voulait me faire comprendre et je le priais d'excuser mon idiotie. En effet, j'avais été assez stupide durant un court instant pour croire que la gloire que son don lui apporterait -s'il était dévoilé au grand jour - lui serait bénéfique. Mais à bien envisager la chose j'admettais que chaque médaille à son revers et j'en vins à conclure que les demandes en vue d'examen dont les vétérinaires du monde entier et autres scientifiques de tous poils ne tarderaient pas à nous submerger, deviendraient vite un sérieux frein à notre bonheur actuel. De plus la valeur pécuniaire qu'un animal doué de cette extraordinaire faculté ne tarderait pas à générer dans l'esprit de certains individus peu scrupuleux me laissa entrevoir des possibilités de kidnapping et autres malversations, qui mettraient alors sa vie en danger, chose à laquelle je ne pouvais me résoudre. Je décidais donc de m'imposer le silence concernant cette capacité hors norme à formuler des sons et les enchaîner dans une forme compréhensible pour l'être humain.

- Ce scoop ne paraîtra jamais dans Voici, tu peux me croire, lui dis je, après avoir éclairci mes pensées.

- Merci ,me dit-il entre ses crocs, je n'en attendais pas moins de toi.

- Parle moi de toi, de ce que tu faisais avant que nous nous rencontrions, de tes parents, de tout ce qui te concerne en somme. Profitons de ton don afin de me permettre de connaître autre chose que la routine de ma vie, lui assenais j’alors en guise d'arguments pour qu'il se confie.

- Bien, j'accepte, tu m'as convaincu, me lança-t-il enfin après un temps de réflexion.

Il se gratta à nouveau (cette fois, ce fut sa nuque qui devint la cible de sa patte arrière gauche) puis lentement il entama le récit de son histoire personnelle. Les nombreux coups qu'il avait reçu durant sa jeunesse donnait à sa voix un timbre craintif, qui me toucha au plus profond de ma chair durant les quelques heures que durèrent notre conversation. J'appris alors qu'il avait vu le jour dans une arrière-cour d'une petite maison ouvrière de la banlieue de Bruxelles en Belgique. Sa mère, d'après ses dires, était prisonnière, enfermée entre quatre murs, victime de malnutrition et des mauvais traitements que lui infligeaient ses maîtres - un couple de sexagénaires cruel et cupide. Tous les chats du voisinage se donnaient rendez vous la nuit sur l'arrête de l'un des plus hauts murs, couvrant la pauvre chienne d'insulte et de railleries. j'étais stupéfait, tant par la qualité de la diction de mon chien que par les surprenantes révélations dont j’étais l'auditeur silencieux. Je profitait d'une courte pause qu'il prit afin de se désaltérer dans la cuisine, là où j'avais l'habitude de déposer sa gamelle de nourriture, agrémentée d'un bol d'eau, et lui demandait pourquoi il avait gardé cette histoire pour lui seul. Pourquoi ne m'avait-il pas mis dans la confidence ? Je me sentais trahi dans la confiance réciproque que nous nous étions silencieusement promis. Il me répondit, alors qu'il regagnait en trottinant son panier, qu'il n'avait pas jugé opportun de me déranger avec ses problèmes alors que j'avais été accablé de remords par la mort de mon père ainsi que par d'autres soucis d'ordres différents. J'appréciais le fait qu'il prête autant d'attention à ma personne et je le regardais rapidement du coin de l’œil lorsqu'il saisit la tranche d'un autre magazine qui traînait à ses pattes. Il déplia la page centrale et me fit observer d'un air salace les seins d'une playmette qui y figurait imprimée en quadrichromie.

- Jolie fille, j'espère qu'elle aime les bêtes dit-il en imitant le roucoulement d'un pigeon.

Nous partîmes tout deux d'un immense éclat de rire. Puis ce moment passé, il reprit son récit là où il l'avait laissé.

- Vois tu, me dit-il, ma jeunesse bruxelloise fut dure, mais ce n'était pas la fourrière, ni un laboratoire de recherche. Ma mère et moi étions à plaindre, c'est vrai, mais nous étions en vie et proche l'un de l'autre. C'était tout ce qui comptait pour nous. Elle m'avait parlé de mon père à plusieurs reprises, espérant sans doute qu'un jour il reparaîtrait dans notre vie et qu'il nous sortirait de ce mauvais pas. Je pense qu'elle l'aimait encore bien que leur histoire dura le temps d'une étreinte et que son départ précipité, donnant suite au sifflement de son maître, lui brisa le cœur Malheureusement le destin, déjà si cruel avec elle, devait la priver de son unique chiot. En effet, un jour de Décembre alors que nous étions endormis dans un recoin de la cour avec pour seul matelas un mince couverture élimée, j'entendis la porte s'ouvrir et vis apparaître pour la première fois de mon existence celui qui devait devenir mon second maître. C'était un charbonnier dont la maîtresse de maison avait fait la connaissance dans des circonstances obscures. Cet homme se tenait aussi raide qu'un os, sur le perron de l'arrière cour, me dévisagea tout en parlant bas dans le creux de l'oreille de la surveillante en chef. C'était le surnom dont nous avions affublé notre geôlière, ma mère et moi. Je me souviendrait toujours de ce jour, et du regard chargé de chagrin que ma mère me lança tandis que je tentais de me débattre afin de ne pas être séparé d'elle à jamais. Lorsque la muselière passa sur mon museau il était trop tard. Mon destin venait d'être scellé par sept cent francs belges transitant d'une main couverte de suie vers une autre noueuse et sale .

Il marqua une nouvelle pause afin de s'éclaircir la voix. L'émotion que je lisais sur sa gueule me fit frissonner et je fis semblant de ne prêter aucune attention aux perles humides qui s'amassaient aux coins de ses yeux. J'allumais une cigarette et lui en proposait une, qu'il refusa poliment d'un geste de la patte. Dehors, les ruisseaux étaient chargés de verglas tandis que la température a l'intérieur de mon appartement atteignait péniblement les quinze degrés. J'allumais le chauffage électrique afin de réchauffer la pièce et attendis que les larmes cessent de couler sur les poils de la gueule de mon chien.

- Ça va, me dit-il après quelques minutes durant lesquelles je résistais à l'envie de le consoler en lui caressant la nuque comme j'avais pris l'habitude de le faire à certains moments de la journée.

- J'ai toujours eu du flaire, tu t'en seras sans doute aperçu. Et une fois de plus ce dernier ne me trompa pas. Lorsque je vis le charbonnier pour la première fois, dans la cour, j'eus la conviction que cet homme ne tarderait pas a devenir mon pire ennemi. En effet, il s'avéra être plus cruel et cupide que mes anciens maîtres qui eux tenaient tout de même compte de mon jeune âge. Je n'aurais pas assez de griffes pour compter le nombre de bastonnade dont je fus victime. Les coups pleuvaient sans raison, uniquement pour défouler les nerfs malades de cet homme. La muselière était mon lot si, par mégarde ,je tentais de me rebeller. Durant les deux années que dura mon calvaire, l'image de ma mère me hantait et je ne pensais qu'a une chose: fuir, fausser compagnie à ce maître indigne pour la retrouver et la libérer. Mon évasion eut lieu lors d'une de nos tournées de livraison de charbon dans un champ de foire, une fête foraine comme il en existe tant par les campagnes et les villes. j'avais pris soin de marquer mon chemin en urinant contre les piliers de soubassements de certains manèges, subissant les tirs répétés de mon maître sur la longue corde qui me servait de laisse afin que je presse le pas. A un moment donné, alors que nous effectuions une halte devant le palais des miroirs, le charbonnier se mit à parler avec un homme que je ne connaissais pas. La foule était compacte et m'apercevant que la discussion entre les deux hommes tendait à s'éterniser, je commençais à ronger ma laisse . Mon maître ne prêtait aucune attention a moi, trop affairé à discuter avec l'inconnu et lorsqu'il le fit j'étais déjà loin, hors du champs de foire errant dans les rues d'une ville qui m'était totalement inconnue. J'imaginais l'expression du visage de mon bourreau, courant à perdre haleine sur le champs de foire, livide d'avoir perdu son passe nerfs à quatre pattes et cette pensée m'arracha un sourire. J'étais libre, mon urine et mon flair m'y avaient aidé. Oui, mon rêve était enfin devenu réalité et j'étais fier de moi.

- Excuse moi, il faut que j'aille aux toilettes, lui dis j’en proie à une envie de vider ma vessie que je ne pouvais plus contenir.

- Fais donc, ne t'inquiète pas pour moi d'ailleurs il faut que je m'étire, me répondit-il en se frottant les yeux entre ses pattes arrières.

Quelques minutes s'écoulèrent avant que je ne regagne mon siège. Durant mon isolement dans les toilettes l'idée que j’étais victime d'une forme puissante d'hallucination, naquit dans mon esprit. Je fit un détour par la salle de bain afin de me passer un peu d'eau sur le visage, pensant que la fraîcheur du liquide suffirait à me réveiller et me permettrait de me retrouver dans un monde ou les chiens ne parlent pas, ne lisent pas, ne regardent pas les photographies de magazines érotiques en se léchant les babines. Je regagnais mon siège en tentant de me persuader que tout ceci n'était que le fruit de mon imagination survoltée. Je me frottais longuement l'aile nasale tout en fermant les yeux, lorsque mon chien reprit la parole. Je ne dis plus un mot et maudis silencieusement mon entêtement à refuser encore l'évidence qui me crevait les yeux.

- Mais la liberté à un prix, c'est ce que j'appris par la suite, durant les quelques mois où je traînais sur les routes, à la recherche d'une piste qui me ramènerait vers Bruxelles. Ce prix, c'est celui de la faim, du désespoir, et de la solitude des bords de route déserts où tu te vois mourir comme un chien errant, un chien sans domicile fixe, le poil hirsute, les puces au corps. La notion du temps s'estompe au fur et à mesure de l'errance. Les heures, les jours, les mois ne signifient plus rien. Seul comptaient le salut de ma mère et son bonheur.

J'acquiesçais cette remarque pertinente d'un léger geste de la tête, tout en portant à mes lèvres une tasse de café froid qui traînait sur la table basse du salon. Il reprit son monologue.

- Je ne sais toujours pas comment je suis arrivé à Calais, sans doute ai-je suivi une mauvaise piste, mon flair ou le destin y sont doute pour quelque chose. A moins que ce ne soit les deux ? La seul chose dont je sois certain c'est que si le hasard ne nous avait pas précipité dans les bras et pattes l'un et l'autre, je serais mort depuis longtemps. Je me savais malade, mes pattes tremblaient et ma raison vacillait. j'étais à bout de souffle, l'espoir de retrouver ma mère réduit à néant à force d'échecs. Il aura fallut ce soir de novembre où je traînais les pattes du côté du centre ville, dans l'espoir de trouver un coin pour dormir et quelque chose à manger pour que nos chemins se croisent. En m'adoptant tu m'as sauvé d'une mort certaine et je ne te remercierais jamais assez pour ça.

Je restais silencieux à ses derniers propos car le soigner, à voir l'état de décrépitude dans lequel il se trouvait lorsque je l'avais découvert, était de mon point de vue une chose normale qui ne méritait ni remerciement ni reconnaissance éternelle. Il se leva de son panier et me tendit la patte. Je la saisis dans ma main droite et la lui serrais calmement, en lui disant qu'il ne me devait rien.

Nous passâmes le reste de la soirée assis l'un en face de l'autre, discutant de la pluie et du beau temps sans jamais aborder à nouveau le sujet de sa mère. Nous nous mîmes à refaire le monde tel que nous aurions aimé qu'il soit, mon chien faisant preuve d'une intelligence brillante et d'un esprit de dérision remarquablement développé quand nous abordions des sujets épineux tel que la misère, l'économie, le chômage et je prenais note de ses suggestions dans un petit calepin à la couverture de cuir.

L'heure à laquelle nous prîmes congés l'un de l'autre fut tardive, et bien que terrassé de fatigue, je ne trouvais le sommeil que plusieurs heures après m'être mis au lit. Les rayons matinaux du soleil s'immisçaient entre les persiennes de ma chambre lorsque je sombrais dans les bras de Morphée, mon chien s'étant endormi depuis longtemps au pied de mon lit sans omettre de me souhaiter une agréable nuit.

Quelques mois se passèrent et, malgré le fait que mon chien ait la faculté de parler, nos rapports ne se modifièrent en aucune façon. Il me sautait toujours dessus à quatre pattes lorsque je rentrais dans mon appartement, jouait avec sa peluche, grognait, jappait pour un rien. Il se comportait comme tous les chiens, et mis à part une lecture assidue de revues au contenu plus que superficiel je ne notais chez lui aucune modification profonde de son comportement à mon égard. Je pense que nous préférions tout deux conserver notre rôle propre sans avoir à dépasser les limites de notre confiance et de notre respect mutuel.

Depuis cette conversation nocturne, l'histoire de la mère de mon chien ne cessait de me hanter. Un jour alors que je venais à peine de me lever une idée traversa mon esprit et s'y figea: j'avais une semaine de repos et rien de bien important à faire durant ce laps de temps. Je me dit qu'en retournant à Bruxelles avec Junior (c'est le nom de mon chien) et en se basant sur ses souvenirs nous pourrions peut être retrouver la maison où il avait vu le jour et peut être sa mère, si elle était encore en vie. Je parlais de ce projet à mon chien qui trouva l'idée intéressante bien que ses souvenirs d'enfance soient flous et que les chances pour que sa mère soit toujours en vie soient infimes pour ne pas dire nulles. C'est ainsi que le lundi suivant nous préparions nos bagages, sautions dans ma voiture et primes la route pour Bruxelles. Durant le trajet, je demandais à Junior de consulter la pile de guides touristiques et de manuel de voyage que j'avais acheté afin de mieux orienter nos recherches. Et c'est, lorsque nous n'étions qu'à quelques kilomètres de la capitale Belge que Junior me montra la photo d'une vieille tour qui figurait dans un guide ancien que j'avais retrouvé dans un carton pleins de vieux livres qui traînait sur une étagère de mon appartement. Il me désigna une personne situé à l'arrière plan de la photographie.

- Vois-tu, me dit-il, cette femme c'est notre surveillante en chef, j'en mettrais ma patte à couper. Certes, elle a un peu vieillie, mais je reconnais là son regard cruel et ses mains noueuses.

Je lui demandais de me lire la légende de la photographie et j'appris que la rue que nous cherchions se nommait "L'impasse des souvenirs". Nous étions fermement décidés tous les deux à faire de notre maximum le plus rapidement possible afin de sortir la mère de Junior de là. J'appuyais sur l'accélérateur de ma 405 décharnée, le moteur se mit à vrombir au fur et à mesure que mes pulsations cardiaques s'intensifiaient. Mon chien sautait de la plage arrière vers les sièges arrières de la voiture pour atterrir sur le siège passager avant en jappant de plaisir. Je lui demandais de se calmer et lui expliquais que sa conduite était aussi dangereuse que la mienne, mais il n'en fit qu'à sa gueule continuant de plus belle son jeu de saute banquette alors que le compteur kilométrique de mon véhicule indiquait les cent trente kilomètres à l'heure. En moins de quinze minutes nous étions sur les lieux où la photographie avait été prise, cela ne faisait pas de doute tout correspondait: la vieille tour délabrée, les quatre vieilles ruelles qui y menaient. Je garais ma voiture sur une aire de parking réservée au personnel d'une usine situé a quelques centaines de mètres de la tour puis attachait mon chien à sa laisse. Je lui dis de faire appel à son flair, de rassembler tous ses souvenirs et de nous mener droit à la maison. Il jappait de bonheur, regardant à droite et à gauche dans l'espoir de se souvenir de quelques indices qui nous seraient d'un précieux secours. Soudain il se mit à tirer sur sa laisse en me disant de le suivre. Il urina sur un réverbère, puis sur un autre, et encore un autre jusqu'à ce que je lui fasse remarquer que nous avions des choses bien plus importantes à faire, ce à quoi il me répondit:

- C'est l'instinct, je n'y peux rien, c'est plus fort que moi.

Après une vingtaine de minutes de déambulation urinaire dans le quartier de la tour, il s'arrêta enfin sur le seuil d'une maison délabrée aux volets clos et se mit à gratter à la porte avec acharnement. Mentalement je notais l'emplacement de la maison et regagnais ma voiture en tirant mon chien avec force. Je le laissais dans mon véhicule en lui demandant de m'attendre sagement le temps que je tente de convaincre la maîtresse de maison de me céder sa chienne contre un bon prix; si tout ce qui jusqu’à présent n'avait été que des suppositions s'avéraient exactes. Junior s'assit sur le siège conducteur et me regarda m'éloigner, ses yeux exprimaient de la fierté et de la joie, fierté d'avoir retrouvé ce qu'il avait si désespérément cherché et joie de revoir peut être sa mère après une si longue séparation. Je frappais à la porte de la maison natale de mon chien et attendit. Des bruits de pas légers se précisèrent dans le couloir et la porte s'ouvrit. La personne qui se tenait devant moi était à coup sur celle figurant sur la photo que nous avions vue dans le magazine. C'était une vieille femme brune aux cheveux longs, aux vêtements sales. Elle me toisa un moment d'un regard méprisant puis me demanda ce que je voulais. Je me lançais alors dans une improvisation sadique, lui expliquant que je travaillais pour un laboratoire de recherche en cosmétique et que nous recherchions des vieux chiens afin de procéder à des expériences. Me fiant à la description que Junior m'avait fait de sa lointaine maîtresse je savais que ce genre de discours ne choquerait nullement cette femme dénuée de sensibilité. Lorsque j'avançais que nous la dédommagerions si elle nous aidait cette femme sembla étudier la chose avec beaucoup de sérieux. Puis après un moment de réflexion, elle me confia qu'elle possédait un chien, une chienne plus exactement et qu'il lui devenait de plus en plus difficile de la nourrir et d'en prendre soins. J'écoutais patiemment ses supplications concernant le peu de moyen et l'inconfort dont elle disposaient et je proposais d'examiner le chien si elle n'y voyait pas d'inconvénients. Elle me regarda un instant droit dans les yeux, puis me dit que je lui inspirais confiance et me pria de la suivre. Ce n'est que quelques quinze minutes plus tard que je ressortis de la maison tenant dans mes bras, le corps affaiblit d'une vieille chienne. Cinq cents franc ainsi que la promesse d'une mort affreuse dans un laboratoire avaient suffit à convaincre cette femme abjecte de me la remettre. Je m'approchais de ma voiture tandis que le visage de mon chien se dessinait derrière le pare-brise, il avait les deux pattes avant posées sur le volant et je pense que s'il avait su où se trouvait le klaxon, il n'aurait pas hésité un seul instant à faire profiter de sa joie les habitants du quartier. J'ouvris ma portière et posais sa mère sur le sol. Elle se leva péniblement sur ses pattes et porta sur son fils qui la couvrait de baisers et de coups de langue un regard chargé de tout l'amour qu'une mère peut porter envers ses enfants puis elle lui dit lentement:

- T'apprendre à parler est la meilleure des choses que j'ai jamais faite.

Nous montâmes tous les trois dans la voiture. Junior et sa mère se roulèrent l'un et l'autre sur la banquette arrière en aboyant de bonheur. En roulant sur l'autoroute qui menait à Calais, j'observais le soleil tandis que dans mon esprit j'entendais la complainte des loups déchirer les profondeurs d'une nuit de pleine lune.

(c) SG 1998